A partir du disque dur d’un serial provocateur numérique repenti, la plasticienne dresse, sous forme de sculptures et vidéos, un portrait nourri d’entretiens avec l’intéressé.
Il y a bien longtemps qu’un troll n’est plus un espiègle farfadet de contes scandinaves, cantonné aux livres et aux histoires pour enfants. Aujourd’hui, c’est une figure bien connue d’Internet, crainte pour sa malfaisance et son esprit rusé. Le troll, personne qui publie des messages provocants sur un groupe de discussion en ligne afin d’en perturber le cours, est d’autant plus redouté qu’il agit dans l’ombre, seul ou en groupe. Menaçante, sa technique de déstabilisation se rapproche parfois du harcèlement et, souvent, vampirise la discussion démocratique pour mieux la faire cesser.
Enquêtrice
Mais qui est vraiment le troll et quel est son modus operandi ? L’artiste Caroline Delieutraz, œuvrant autour des questions liées à Internet, s’est intéressée au phénomène pour «When We Were Trolls», sa quatrième exposition à la galerie parisienne 22,48 m2. Par le biais d’une connaissance, l’artiste a récupéré le disque dur d’un troll actif pendant dix ans (2000-2010) et s’est entretenue avec lui. A l’aide de cette matière première éparse (enregistrements, mails, textes, images…), à la manière d’une enquêtrice pointilleuse, Caroline Delieutraz a brossé le portrait dudit troll, qu’elle met en scène dans des vidéos. Dans l’expo, flotte aussi son esprit malfaisant, puisque des masques verts effrayants vous scrutent : suspendus au plafond, ces visages grimaçants paraissent prêts à vous cracher des insultes au visage. «Pourquoi on ne serait pas méchant volontairement ?» se demande l’avatar du harceleur dans la vidéo Monologue. «A 8 ans, je trollais déjà le site de lettres au père Noël. A 17 ans, j’ai piraté le journal intime d’une fille que j’ai étudié pour la séduire.» Sans émotion, l’avatar robotique d’Aurélien (pseudo du véritable troll) déroule sa vie d’importun et se livre sans fard : il «lance des attaques», se décrit volontiers comme «sociopathe» et apprécie Internet pour le porno et le téléchargement illégal. «Le troll n’est pas démocratique» reconnaît-il.
Arsenal
A travers cet exercice de profilage, Caroline Delieutraz dessine les contours d’un type narcissique, fier de lui et friand d’un vocabulaire guerrier. Face noire de la figure humaine, le troll fait ici penser à un franc-tireur en armure, lâché à brides abattues sur les routes du numérique. Sa boîte à outils (usurpation d’identité, brouillage de pistes, utilisation d’images, fake news…) ressemble à l’arsenal d’une guerre fantasmée.
A la galerie 22,48 m2 circulent des forces obscures où la méchanceté pure et la perversité ont l’apparence de petits bonshommes d’animation bien peignés.