Texte écrit dans le cadre de l’exposition « Visione Doppia », commissariat : Bruno Barsanti, LocaleDue, Bologne, IT
« La vision binoculaire est le résultat de l’éducation, pourtant de chaque objet nous avons deux images: une pour chaque oeil » (Encyclopédie italienne, Treccani, 1931)
Visione Doppia est la première exposition personnelle de Caroline Delieutraz en Italie. A cette occasion, LOCALEDUE présente deux œuvres réunies par leur caractère procédural. Elles ont en commun le développement d’une logique duale qui remet en question l’essence même des pratiques artistiques de l’appropriation, de la re-photographie et de la reprise, à l’ère de l’hyper connexion.
Deux Visions
Entre 2004 et 2010 – armé d’une chambre photographique – le photographe, cinéaste et reporter français Raymond Depardon traverse à plusieurs reprises rues, villes et villages de son pays à bord d’un van. Le livre de photographies « La France de Raymond Depardon » est le résultat de ce long voyage de redécouverte des paysages de « sa » France. Le livre propose des images qu’on pourrait qualifier d’« ordinaire » : bâtiments résidentiels, écoles, bars, magasins, cinémas, restaurants, paysages, routes et ronds-points qui suscitent un sentiment d’intimité et de complicité avec l’auteur, comme immortalisés dans une perspective personnelle, dans un temps suspendu.
En 2012, Caroline Delieutraz décide de retracer le parcours de Depardon en mode virtuel et utilise le service Google Street View pour reprendre 40 des 500 prises de vue du livre du photographe français, en essayant de rester – dans la mesure où la technologie le permet – aussi fidèle que possible avec les plans originaux. Contrairement aux photos du type Then & Now réalisées au cours de la Première Guerre mondiale par la British Royal Flying Corps pour vérifier l’impact du bombardement en territoire ennemi, la comparaison entre les plans réalisés par Depardon et les captures de Delieutraz faites à partir de Google Street View ne vise pas à mettre en évidence les changements qui se produisent dans une période de temps donnée, mais plutôt à mesurer la distance entre l’œil humain du photographe et l’œil électronique de Google Street View. Ce dernier est en effet une prothèse que l’artiste utilise tant pour se déplacer en France que pour re-photographier les images sélectionnées dans le livre; s’agissant d’un organe artificiel, l’œil électronique ne peut que multiplier la quantité de filtres et d’inconscients technologiques qui s’interposent entre l’observateur et le réseau dense, autant réel que virtuel, qui est maintenant notre réalité. L’artiste collecte dans une base de données composées de milliers d’images prises automatiquement des mois ou des années avant, par un dispositif monté sur une voiture Google. Elle fait ensuite correspondre l’image choisie tirée du livre de Depardon avec une capture d’écran, instantané issu de son ordinateur. Comme le souligne l’artiste, il n’est pas improbable que, dans son lent tour dans les rues de France, le camion de Depardon ait croisé l’une des nombreuses voitures équipées par le géant américain pour prendre des photos en rafale.
Vidéo Club
Saisissant habilement et non sans ironie la suggestion que Hito Steyerl lançait il y a quelques années dans son essai Defense of Poor Images (sur le web il y a assez de matériel pour monter une rétrospective d’un artiste sans rien demander à quiconque), en 2014 Caroline Delieutraz organise, à la galerie 22,48m² à Paris, une projection de vidéos d’artistes refilmées dans différents contextes par les visiteurs d’expositions, puis diffusées via diverses plateformes web (tel You Tube). Vidéo Club est conçu comme un véritable commissariat de projection, conçu par l’artiste elle-même et annoncé sous la forme d’une affiche. A la base de cet événement-action, il y a l’intérêt pour un certain nombre de pratiques qui caractérisent fortement l’expérience Web, entre autres, les différents modes d’appropriation, le remaniement et la circulation des contenus sur le réseau. Bien qu’elles proviennent du Web, les vidéos ne sont pas diffusées en streaming mais à partir d’un fichier créé spécifiquement, conformément à ce qui se passe habituellement pour les œuvres « originales » dans les musées, galeries ou autres lieux d’exposition.
Au-delà de la question inévitable de ce qui reste de la teneur initiale et du statut de ces « nouvelles » images, Vidéo Club confirme la tendance à la multiplication des filtres et met en évidence une fois de plus la nature toujours plus complexe de l’expérience visuelle.
Bruno Barsanti